Les Contrées d'Oklaan
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 Les Oubliés des Enfers

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Zac

Zac


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MessageSujet: Les Oubliés des Enfers   Les Oubliés des Enfers Icon_minitimeDim 25 Juil - 21:14

Athoris


Onze heures. L’heure à laquelle les rues étaient bondées, les domestiques arpentaient les marchés à la recherche de la denrée qui plairait au palais de leur maître, les mères comparaient les différents étals pour acheter de quoi sustenter leur portée, et les godelureaux en mal de sensations profitaient de l’anonymat de la foule pour laisser vagabonder leur regard sur les poitrines généreuses et derrières non moins avantageux des jeunes filles.

Celui qu’elle suivait était du dernier type. Pas très grand, il portait une tunique légère qui lui dévoilait des bras glabres et très peu musclés, dignes d’une femme. Sûrement un de ces fils d’un quelconque conseiller de la Cité, n’ayant jamais connu de la vie qu’oisiveté et catins. Il arborait d’ailleurs à la ceinture une bourse rebondie, certainement dans le but d’attirer la convoitise d’une femme de mauvaise vie.
« Désolé mon gars, mais pour toi aujourd’hui ce sera abstinence », pensa-t-elle en tendant vivement la main vers le petit sac de toile, prête à se faufiler au milieu des badauds et à faire disparaître le bien de la malheureuse victime dans les méandres des ruelles. Elle n’eut pas ce loisir : alors qu’elle s’apprêtait à s’évaporer, une main gantée lui saisit le bras. Interloquée que le godelureau eut pu la repérer et – pis – l’attraper, elle n’en perdit pas moins ses esprits et lui mordit farouchement le bras pour le faire lâcher prise.

- Crois-tu que cela suffira pour que je te laisse partir ? gronda-t-il, avant de la pousser violemment hors de la foule.

Forcée de marcher à reculons, la jeune fille ne pouvait reprendre ses appuis et fausser compagnie à cet homme, comme elle l’aurait souhaité. Finalement, il la plaqua contre un mur dans une petite ruelle adjacente et appuya avec force son bras contre sa gorge. Effrayée, la voleuse n’osait lever les yeux vers son agresseur et se surprit à étudier de plus près son habit : uniformément noire, la tunique était ouverte et les deux côtés étaient reliés entre eux par un fil rouge vif. Elle semblait être de très bonne facture. Il portait un pantalon grisâtre assez près du corps, attaché lui aussi à la taille par un fil de cette même couleur rouge.

- Alors, jolie jeune fille… commença-t-il d’une voix mielleuse. Comment t’appelles-tu ?

Elle ne répondit rien, se contentant de fixer le menton du jeune homme.

- Tu n'en as pas, ou tu m'estimes indigne de le connaître ? Pourtant, j'étais bien assez digne pour me faire voler ma bourse.

Nouveau silence.

- La Cité regorge d'anonyme. Si tu n'as pas de nom, tu n'es rien, et pour personne. Ta seule existence se résume à gâcher celle des autres en les privant de ce qu'ils ont amassé durement pour survivre, poursuivit-il en sortant un couteau. Vois-tu une raison que je t'épargne ?

Apeurée, la jeune femme bredouilla :

- Je... Je m'appelle Athoris.

- Très bien.

D'un violent revers de la main, il l'envoya rouler sur le sol.

- Mais après réflexion, cela ne m'intéresse plus. Tu es... insignifiante. C'est dommage, quand tu m'as mordu tout à l'heure j'avais cru voir dans tes yeux de la rage, de la rage de vivre. Mais j'ai du me tromper, conclut-il en tournant les talons.

La chute avait été lourde, et ses vertèbres lui faisaient un mal de chien. Pour ne rien gâcher, elle avait la joue en feu et peinait à reprendre son souffle. Néanmoins, à l’intérieur son sang bouillonnait. Dès que cette brute lui eut tourné le dos, elle remonta le bas de son pantalon et découvrit un couteau fixé à son mollet à l’aide d’une simple ficelle. Prestement, elle le détacha et fondit dans le dos de son tortionnaire avec la volonté de lui enfoncer sa lame dans la gorge. Mais son souffle haletant la trahit, et le jeune homme l’entendit arriver à temps pour se retourner puis se baisser. Athoris balaya donc le vide et, emportée par son élan, bascula par-dessus son adversaire. Le visage de la jeune femme racla la poussière, et elle la sentit s’insinuer dans sa gorge, lui occasionnant une sensation très désagréable. Moins désagréable cependant, que de sentir une masse lui appuyer sur le dos et lui broyer la colonne vertébrale.

- Avais-je finalement raison ? demanda l’homme à voix haute.

Sous lui, la voleuse se débattait comme une diablesse. Elle ne put cependant rien faire quand son couteau lui fut arraché de force des mains.

- Rendez-le-moi ! Rendez-le-moi ou vous me le paierez !
- Difficile de te croire, vue ta position. Je te bloque tes mouvements, tu es sans armes, et comme tu as essayé de me tuer après m’avoir volé, je serais en droit de nettoyer le monde de tes mauvais actes en cet instant. Tu déambulerais nue dans les bas-quartiers une fois la nuit tombée que tu serais mieux placée pour me menacer.
- Allez au Diable ! cria-t-elle en tentant de se dégager d’une nouvelle ruade.
- Oh, j’ai déjà essayé… Mais passons.

Elle le sentit la libérer, et se releva rapidement ; mais déjà, il était hors d’atteinte.

- Si tu veux récupérer ton couteau, sois ici même demain soir, lui lança-t-il avant de disparaître dans la foule.

Athoris courut à sa suite mais ne parvint pas à le retrouver. Dépitée, elle retourna dans la ruelle et, d’un coup, toute la pression accumulée durant les cinq dernières minutes – car ça n’avait guère duré plus longtemps – retomba, et elle fondit en larmes. Elle pleura d’abord de douleur, son corps avait été mis à rude épreuve et avait subi de nombreux coups. Elle pleura ensuite sur sa faiblesse, elle s’était fait voler son bien le plus précieux, le seul qu’elle possèdait vraiment : son couteau. Il n’avait aucune valeur intrinsèque, ni même aucune valeur familiale, mais elle l’avait dérobé il y a tellement longtemps qu’elle avait le sentiment qu’il l’avait toujours accompagné, qu’il ne l’avait jamais quitté… jusqu’à ce jour. Enfin, elle pleura de peur. Non pas de son adversaire, mais d’elle-même. Jamais elle ne s’était connue une telle rage, une telle haine : ce jeune homme l’avait mise hors d’elle. Elle avait essayé de le tuer. De mettre fin à sa vie. Alors qu’il n’avait fait que lui infliger une correction pour avoir tenter de lui subtiliser sa bourse. Certes, il ne semblait pas animé d’intentions très louables, mais était-ce une raison pour lui enfoncer un couteau dans la gorge ? S’il ne s’était pas baissé, il n’aurait plus été de ce monde. Tuer un homme, c’était aussi simple que cela. Cela lui faisait froid dans le dos. Tout à coup, elle n’eut plus aucune envie de se lever, plus aucune envie de retourner à ses larcins quotidiens. Elle voulait juste rester ainsi, recroquevillée par terre, à attendre que le temps s’arrête.

- Tout va bien mademoiselle ?

Elle leva les yeux, et aperçut un jeune homme blond qui se penchait sur elle, l’air étonné. Il avait le visage fin, harmonieux, et des yeux candides. Seul le bouc qu'il laissait pousser à son menton permettait de ne pas le prendre pour un adolescent.

- Laissez-moi, murmura-t-elle à l’importun.
- Vous semblez perdue… Laissez-moi au moins vous aider à vous relever, fit-il en lui tendant la main.

A nouveau elle leva les yeux. Quelques secondes durant, elle contempla le garçon qui la surplombait, hésitant sur la conduite à tenir, puis finalement accepta la main tendue.

- Merci, lui dit-elle une fois debout. Elle gardait les yeux baissés, comme si elle avait honte d’avoir accepté son offre.
- Il vous est arrivé malheur ?
- Oui… mais je ne souhaite pas en parler.
- Comme vous voudrez. Vous avez quelque part où aller ?

Elle réfléchit quelques instants. Cela faisait un bon moment qu’elle n’avait plus eu de toit au-dessus de la tête et qu’elle dormait dans un lieu différent chaque nuit.

- Euh… pas vraiment en fait.
- Si vous voulez, je peux vous accueillir chez moi, je m’en voudrais de vous laisser dans la rue dans l’état où vous êtes. Ce n’est pas bien grand, mais ne vous inquiétez pas on peut tenir à deux sans problème.
- Merci… mais pourquoi faites-vous cela ?
- Comme si j'allais abandonner une jeune femme à la rue… répondit-il en levant les bras au ciel.

Ils marchèrent donc en direction de l’habitation du jeune homme. Il logeait en fait dans l’une des chambres d’une auberge mais celle-ci semblait relativement confortable. Il invita Athoris à déjeuner avec lui, et en profita pour parler de lui, de son travail d’apprenti cordonnier, de son patron acariâtre, du legs conséquent que lui avait fait son père à sa mort, de son projet d’ouvrir sa propre cordonnerie grâce à cet apport…

- Au fait, je ne vous ai pas demandé comment vous vous appeliez… glissa-t-il à moment donné.
- Athoris.
- C’est un beau prénom, lui fit-il en souriant.
- Vous êtes le deuxième à me demander mon prénom aujourd’hui, répondit-elle d’un air absente, comme si elle avait réfléchit tout haut.

Le jeune homme se renfrogna.

- Ainsi que le deuxième à vous dire qu’il est beau, je présume.
- Hum… non, ça vous êtes le premier. Elle ponctua cette réponse d’un petit rire sans joie.
- Ah ? Il se remit à sourire. Tant mieux alors.

Elle eut un regard interrogateur, ne sachant comme prendre cette conclusion… Il dut se rentre compte de l’ambigüité de sa phase car il s’empourpra.

- Enfin, non, je voulais dire…
- Laissez tomber, fit-elle en souriant. J’y pense, je ne connais pas non plus votre prénom.
- Yaël.

Après quelques instants de silence, Athoris se leva et remercia Yaël de l’avoir invité à déjeuner, avant de sortir de l’auberge. Le jeune homme lui avait de plus fait promettre qu’ils se reverraient bientôt, chose qui lui semblait en réalité assez peu probable étant donné que ce quartier était plutôt éloigné de l’endroit où elle vagabondait d’habitude, mais elle avait promis pour lui faire plaisir, comme lorsqu’on promet à un commerçant qui nous fait crédit qu’on reviendra payer plus tard. Il ne restait plus à la jeune femme qu’à attendre que l’après-midi se termine, tout en allant en direction du point de rendez-vous. Elle était à la fois impatiente que les derniers rayons du soleil effleurent le haut des habitations parce que cela signifierait qu’elle récupérerait son couteau, et effrayée de la tournure que les évènements prendraient quand elle se retrouverait face à cet homme qui l’avait fait sortir de ses gonds dans la matinée. La perspective de devoir lui faire face à nouveau n’était pas vraiment pour lui plaire.
Les heures passèrent, lentement, durant lesquelles Athoris se livrait à son activité favorite. Elle avait gagné une somme correcte pour un après-midi, mais par deux fois elle avait dû s’échapper en courant pour se soustraire à la vindicte de sa victime qui l’avait repérée. C’était suffisamment rare pour qu’elle admette qu’elle avait des difficultés à se concentrer. En effet, la scène qui s’était déroulée dans la matinée tournait encore et encore devant ses yeux, elle se revoyait posant son regard sur la tunique de son agresseur, n’osant lever les yeux, elle se revoyait se relevant, meurtrie par un coup, et courant dans le dos de dernier avec la volonté de l’égorger. Enfin elle se revoyait, par terre, jetant un dernier coup d’œil sur le coin de la rue qu’il avait prise, avec dans ses mains son bien le plus cher.
Finalement, au coucher du soleil, Athoris était revenue sur les lieux de l’affrontement. Adossée à un mur, surveillant sans ciller l’embouchure de la ruelle, elle s’impatientait de voir l’homme arriver, bien décidée à reprendre son couteau. Les minutes passèrent, et puis les heures, jusqu’à ce qu’elle doive se rendre à l’évidence : il ne reviendrait pas. Cette brute devait avoir déjà quitté la Cité bien sûr. Comment avait-elle pu croire qu’il viendrait lui rendre son…

- Athoris !

Elle se retourna, pleine d’espoir. C’était Yaël. Cela faisait encore plus mal de renoncer à quelque chose alors que l’espoir venait tout juste de renaître, et la douleur lui fit répondre de manière assez sèche :

- Encore toi ! Qu’est-ce que tu veux ?

Interdit, Yaël interrompit sa marche vers elle.

- Je… euh je… je passais par là pour aller rendre visite à… une amie et j’ai eu la curiosité de jeter un œil dans cette ruelle, puisque c’est ici que je t’ai rencontré pas plus tard que ce matin. Je ne m’attendais pas à t’y voir. Tu… euh… tu vis ici ? Parce que ça ne me poserait aucun probl...
- Je ne vis pas ici. J’allais partir d’ailleurs. Bonne soirée, Yaël, ne fais pas attendre davantage ton amie.

Comprenant qu’elle ne souhaitait pas sa compagnie, le jeune homme s’en fut. Athoris resta quelques instants dans la ruelle puis partit à son tour, sans se retourner, abandonnant ici ses derniers espoirs de revoir un jour son arme. Peut-être aurait-elle du se retourner, car elle aurait alors vu une silhouette marchant sur les toits…

Les jours qui suivirent furent difficiles pour la jeune femme. Elle s’étonnait elle-même d’accorder autant d’importance à la perte de son instrument, elle n’aurait jamais cru qu’elle aurait le sentiment de perdre une partie de son passé. Pourtant, tout bien réfléchi, ce n’était pas très éloigné de la vérité : elle l’avait volé alors qu’elle avait à peine sept ans, il appartenait au vieil homme qui l’hébergeait chez lui en compagnie d’une dizaine de gamins, tous orphelins. Elle-même était une orpheline, le vieil homme aimait à lui rappeler qu’il l’avait trouvée sur le porche d’une église, comme c’était le cas d’un bon nombre d’enfants. Elle avait beaucoup pleuré les premières semaines, au point que les autres enfants avaient essayé de la noyer pour ne plus avoir à l’entendre. Heureusement, il était arrivé à temps pour la sauver et pour flanquer une raclée mémorable aux assassins en herbe. Plus tard, elle était rapidement devenue sa préférée, toujours souriante et toujours prête à lui venir en aide. C’était toujours elle qu’il envoyait faire les courses au marché, car certains commerçants fondaient devant son visage angélique et lui donnaient un ou deux fruits supplémentaires. Mais un jour qu’elle en revenait, trois gamins des beaux-quartiers de la Cité lui étaient tombés dessus. Ils avaient reconnu en elle une orpheline du vieux César et l’avaient traitée de mendiante, de vermine. Puis ils l’avaient rouée de coups une demi-heure durant et avaient éparpillé ses provisions dans la boue, avant de la menacer de la tuer si elle ne quittait pas la Cité et de repartir en sifflant, satisfaits d’avoir œuvré à l’éradication de la pauvreté dans la Cité. Quand elle était reparue chez lui, le vieil homme n’avait pas fait le moindre commentaire, il s’était contenté de la regarder avec ses yeux tristes et de lui dire d’aller se reposer. Athoris avait très peu dormi cette nuit là, toutes les positions lui étaient très douloureuses et elle avait repensé sans cesse au visage de ses assaillants. Le lendemain matin, elle avait emprunté au vieil homme son couteau pendant qu’il avait le dos tourné et était retournée à l’endroit où elle avait rencontré les trois garçons. Elle avait attendu là toute la journée, avant qu’enfin ils reviennent. Comme elle s’y était attendue, sitôt qu’ils l’avaient vue ils avaient accouru vers elle, et elle avait fait semblant de s’enfuir pour leur laisser le plaisir de la rattraper. Mais quand le premier gamin avait été sur le point de poser la main sur elle, elle avait sorti son couteau et avait d’un geste rapide donné un coup du tranchant de la lame dans la main de son agresseur. Ce dernier avait hurlé de douleur alors que l’un de ses doigts tombait au sol. Stupéfaits, les deux autres garçons étaient restés paralysés et Athoris avait tranché l’air dans leur direction, créant une longue entaille profonde dans le torse de l’un d’entre eux. Le troisième avait alors pris les jambes à son cou mais la fillette l’avait rattrapé et lui avait planté le couteau dans la cuisse, avant de l’en retirer sous les cris perçants du blessé. Alors elle avait quitté ce quartier, pour ne jamais plus y mettre les pieds. Elle s’était installée dans un quartier à l’autre bout de la Cité, où elle avait commencé à voler pour survivre. Elle avait aujourd’hui dix-neuf ans et plusieurs fois son couteau l’avait tirée d’un mauvais pas, mais dorénavant elle devrait faire sans lui…

Elle revit Yaël par deux fois en l’espace de cinq jours, ce qui lui fait commencer à douter du hasard de ces rencontres : elle soupçonnait le jeune homme de la suivre et de feindre de tomber sur elle. Néanmoins cela n’était pas pour lui déplaire, la présence de son courtisan lui changeait les idées. Il parlait beaucoup, dans tous les domaines, lui vantant les mérites de tel fameux chevalier aussi bien que ceux du poisson pour la santé, se plaignait de la dureté de son patron, du mépris que lui vouait sa sœur aînée depuis la fois où – buvant de l’alcool pour la première fois de sa vie – il avait tout rendu sur sa robe en soie, et louait de temps à autres la beauté d’Athoris. Celle-ci n'était pas insensible à ses avances, mais ses malheurs récents ne la rendaient pas d'humeur à se faire courtiser.

Lors de leur seconde rencontre « fortuite », et alors qu’ils déambulaient au crépuscule dans la rue marchande où tout avait débuté, elle aperçut soudain la tunique noire fermée par un fil rouge sang qu’elle revoyait encore quand elle fermait les yeux. Stupéfaite, elle s’attarda sur le visage de son possesseur : un visage enfantin contrasté par un regard si... étrange. Ce n'était ni de la dureté, ni du mépris, ni même de l'indifférence, non... c'était un peu des trois à la fois. Aucun doute en tout cas, c’était son voleur. Aussitôt, Athoris se mit à courir dans sa direction, ce dont il s'aperçut rapidement. L'espace d'un instant elle crut percevoir une autre lueur dans ses yeux... Était-ce de la peur ? Mais déjà elle avait disparu.

- Athoris, dit-il en l'accueillant avec un sourire. Il est bien tard pour te promener seule dans la rue.
- Elle… n’est pas… seule, articula Yaël, essoufflé d’avoir couru lui aussi pour rattraper la jeune femme.
- Tu veux récupérer ton couteau, je suppose, reprit-il après avoir dévisagé Yaël pendant quelques secondes. Viens, suis-moi.
- Non. Je le veux maintenant, répondit-elle fermement. Tu m’avais déjà promis de me le rendre lors de notre première rencontre.
- J’avais à faire ailleurs.
- Rends-lui son couteau, lui dit Yaël d’un ton menaçant, en serrant les poings.

Sans autre forme de procès, le « voleur » lui donna un violent coup de poing sous le menton. Athoris poussa un petit cri de surprise alors que Yaël tombait au sol, assommé. L’agresseur prit un objet dans sa poche et le tendit à la jeune femme :

- Le voici ton couteau, puisque tu le veux maintenant et tout de suite. Toutefois, j’aurais bien aimé discuter un peu avec toi avant, mais tant pis. Si jamais cela t’intéresse, sois dans la ruelle demain à cette heure. Tu y seras ?
- Je… je ne sais pas, répondit-elle, stupéfaite de la proposition.

Elle eut alors un regard soupçonneux :

- Il s’agit peut-être d’un piège.
- Un piège ? Crois-tu que s’il me prenait l’envie de te détrousser et de te violer maintenant tu m’en empêcherais ? Je ne suis certes pas très musclé pour un homme, mais tu ne l’es pas plus pour une femme. Quant à compter sur ton garde du corps… C’est ton mari ?
- Il aimerait bien.
- Tu mérites mieux. Lui n’a jamais eu à se battre pour avoir quelque chose, toi si. Si tu le prenais pour époux, il jouerait le rôle de la femme.

Athoris sourit :

- Tandis que toi…
- Tandis que moi j’ai bien des aspirations mais sûrement pas celle de fonder un foyer, ne te méprends pas sur mes propos.

Sur le sol, Yaël commençait à remuer.

- Tiens, ton prétendant revient à lui. Je m’en vais. Tu seras au rendez-vous demain ?
- Oui, répondit-elle finalement.
- Bien.

Sur ces paroles, il s’en fut, avec un dernier regard sur les longs cheveux bruns de la jeune femme. Celle-ci aida son ami à se relever, et l’accompagna jusqu’à chez lui dans le silence le plus complet : honteux, Yaël n’osait le briser. Ce fut au moment où elle allait quitter sa chambre qu’il lui demanda :

- Qui était-ce ?
- Tu l’as vu toi-même, un homme qui m’avait volé mon couteau.
- Il te l’a rendu ?
- Oui.
- … Désolé de n’avoir pas pu t’aider, fit-il après quelques secondes, gêné.
- Il t'a pris par surprise, tu n'y pouvais rien. Bonne nuit, conclut-elle avec un sourire.
- Bonne nuit.

Athoris passa une bonne partie de la nuit et de la journée du lendemain à se demander si elle honorerait sa promesse de se rendre au rendez-vous ou non. D’un côté elle était curieuse de savoir ce qu’il avait à lui dire, cet individu avait un je-ne-sais-quoi qui l'attirait. De l’autre elle n’avait rien à attendre de cette rencontre, maintenant que son arme lui avait été rendue, et songeait qu’elle avait plus à perdre qu’à y gagner. D’autant qu’elle brûlait d’envie de lui rendre la pareille du lapin qu’il lui avait posé six jours auparavant. Après de longues réflexions, elle en vint à décider qu’elle irait, mais bien après l’heure indiquée. Comme ça elle se vengerait, tout en satisfaisant sa curiosité. Et s’il était déjà parti, c’est que finalement il n’espérait pas grand-chose d’elle et qu’elle n’avait donc rien perdu à le rater.

Elle se présenta aux abords de la ruelle à peu près une heure après le coucher du soleil, qui était à peu de chose près l’heure prévue de leur rencontre. Elle avançait silencieusement, pour ne pas qu’il la repère. Un coup d’œil en direction de la ruelle la satisfit : il était là. Athoris attendit encore une petite demi-heure, épiant de temps à autres du côté du jeune homme pour s’assurer qu’il était encore là. Elle sortir enfin de sa cachette et se présenta à lui.

- J’allais partir, lui dit-il, passablement énervé. On ne t’a jamais appris à reconnaître le crépuscule de la nuit noire ?
- Désolé, j’avais à faire, répondit-elle du tac au tac.

Il resta interdit quelques secondes, avant de sourire.

- Très bien, on est quittes.

Elle répondit par un grand sourire.

- Qu’avais-tu à me dire ?
- Je pars ce soir en direction de la Cité Eternelle de Bark’Tak. Je te propose de m’accompagner.
- Tu n’y vas pas par quatre chemins. Je ne connais pas cette Cité, où est-elle ?
- Très loin d’ici. C’est une Cité où, avec du talent, on peut s’extraire de la boue qui est notre quotidien ici. On peut acquérir la richesse, la gloire, la puissance, et par-dessus tout… la liberté ! La liberté de faire ce que l’on veut où l’on veut et quand on le veut.

Son discours semblait avoir été minutieusement préparé afin de convaincre son auditrice, et pourtant... Au lieu de voir l'homme charismatique qu'il voulait être, Athoris ne vit qu'un gamin s'extasiant devant un rêve. Il avait bien une certaine prestance, et lors de leur première rencontre elle avait été paralysée par un seul de ses regards... Mais aujourd'hui il n'arrivait pas à dissimuler son jeune âge. Avait-il seulement vingt ans ? Cela dit, elle-même n'avait que récemment passé les vingt-deux hivers. Elle décida de poursuivre la discussion :

- C’est une Cité sans gouverneur ? Une Cité anarchique ?

Le jeune homme éclata de rire :

- Non, pas du tout. Tout le monde ne peut pas atteindre la liberté, il faut en avoir le potentiel. Le potentiel de ne reculer devant rien pour atteindre son objectif. Le potentiel d’avancer toujours, même si cela doit se faire en piétinant les autres. Le potentiel de saisir finalement l’objet tant convoité, même si cela doit te mettre à dos la terre entière. Moi, je l’ai. Toi aussi, j’en suis persuadé.

Durant tout son discours il avait planté ses yeux dans ceux d’Athoris, qui s’était efforcée de ne pas ciller. Son expression avait changé, ses mots s'étaient fait plus perçants, son discours plus persuasif. Quand il eut fini, elle aurait juré avoir vu danser des flammes au fond de ses prunelles. Plusieurs minutes passèrent ainsi, les deux jeunes gens s’observant, chacun tentant de deviner ce que l’autre pensait. Ce fut la jeune femme qui rompit le silence :

- Comment puis-je faire confiance à quelqu’un qui affirme ne reculer devant rien pour atteindre ses objectifs ? C’est impossible.

Un nouveau rire.

- Tu aurais pu me traiter de fou furieux, m’insulter, me cracher au visage pour oser dire des choses pareilles, mais la seule question que tu te poses c’est : comment me faire confiance ? Cela prouve que j’avais raison en croyant en toi : tu es faite du même matériau que moi. Tu serais prête à me suivre si tu pouvais t’assurer ma loyauté à ton égard.
- Je n’ai pas dit ça.
- Non, mais je suis prêt à prendre le risque d’avoir raison. Et c’est pour cela que je vais te révéler mon plus grand secret.

Il lui fit signe de s’écarter légèrement, et Athoris recula de quelque pas. Alors il rejeta la tête en arrière et lança d’une voix forte :

- Par tous les Enfers, je fais serment de ne jamais trahir la loyauté d’Athoris !

Pendant quelques instants, rien ne se passa. Puis un gaz sembla s’échapper du corps du jeune homme, comme s’il s’agissait de vapeur d’eau. Mais à la stupeur de la jeune femme, ce gaz prit bientôt forme, un torse se forma juste au-dessus de la tête de l’humain, surmonté d’une tête effroyable qui arracha un petit cri de frayeur à Athoris. Sur les côtés du crâne pointaient fièrement deux cornes légèrement courbées. Soudain, le démon éthéré ouvrit la bouche, et une voix gutturale sembla en sortir :

- Que cela soit inscrit dans ton sang ! dit-il d’une voix forte.

Alors il replongea dans le corps d’où était sorti, et le jeune homme hurla de douleur. Après de longues secondes de souffrance, il sembla s’apaiser. Ses jambes chancelaient, il semblait qu’elles allaient lâcher d’un instant à l’autre. Athoris n’osait pas l’approcher. Finalement, il sembla comprendre qu’il ne parviendrait pas à rester debout et laissa glisser son dos le long d’un mur proche pour finalement s’asseoir par terre.

- Voilà, articula-t-il. J’en ai fait la promesse au démon qui habite mon corps. Il m’empêchera de manquer à ma parole.

Athoris ne répondit pas tout de suite, elle se remettait de sa stupeur et essayait de comprendre ce qu’il s’était passé. Elle répondit enfin :

- Tu es donc à ma merci. Je peux te planter un couteau dans le dos, tu ne pourras pas te venger. Enfin, si tant est que tout cette scène ne fut pas un vulgaire subterfuge de magicien.

Elle ne se connaissait pas ce ton pragmatique, sans pitié, mais il lui plut.

- Ca n’en fut pas un, répondit-il. Et je ne suis pas à ta merci, j’ai juré de ne pas trahir ta loyauté. Si tu ne m’es pas loyale je peux te faire ce que je veux.
- Ah oui. Ca me rassure en vérité, j’avais peur que tu ne sois qu’un idiot au bout du compte.

Il lui sourit.

- Tu m’accompagneras alors ?
- Je ne sais pas.
- Je vais t’aider à te décider. Suis-moi, dit-il en se relevant.

Il semblait avoir déjà recouvré ses forces, puisqu’il commença à escalader la bâtisse pour en atteindre le toit. Athoris le suivit, en s’agrippant comme lui aux rebords des fenêtres pour progresser. Arrivés en haut au bout de longues minutes d’effort, le bâtiment faisant bien cinq ou six mètres de haut, l’homme indiqua à la jeune femme le côté opposé du toit. Celle-ci s’y dirigea, et regarda ce qu’il y avait semblait-il à voir. Et effectivement, elle le vit : Yaël pendait au-dessus du sol, accroché par les pieds à une corde elle-même fixée à un petit embout de cheminée. Il était bâillonné, mais elle put quand même entendre un gémissement de joie quand le jeune homme la vit. L’autre homme sortir alors son propre couteau de sa poche et tailla un bon coup dans la corde.

- Elle lâchera bientôt, et ton ami ira s’écraser la tête la première quatre ou cinq mètres plus bas ; S’il n’en meurt pas, il restera paralysé toute sa vie. Moi, je pars immédiatement. Choisis ton chemin, conclut-il en sautant à bas du bâtiment comme s’il s’agissait d’un vulgaire muret.

Athoris regarda Yaël dans les yeux, et surprit son regard implorant. Elle n’hésita pas.

- Me voici, fit-elle, haletante, en rejoignant le jeune homme.
- Tu as mis plus de temps que je ne pensais, railla-t-il. Il est plus facile de monter que de descendre, hein ?
- Ca m'a surtout pris du temps de libérer Yaël, répondit-elle.

Le jeune homme se figea. A peine commença-t-il à se retourner qu'un formidable coup de poing l'atteignit en pleine mâchoire. Il s'effondra au sol.

- Tu m'as assommé par surprise deux fois en une soirée, cracha Yaël. Montre-moi ce que tu vaux en face à face.

Sur ces mots, il se jeta sur son adversaire qui se relevait à peine. Une lutte digne des enfants les plus turbulents s'engagea alors entre les deux hommes, à base de coups de coude vicieux et clefs de bras maladroites. Difficile d'imaginer que cela pouvait être une lutte à mort, et pourtant c'en était une. Dans laquelle il n'y eut pas de miracle : celui des deux qui était armé remporta la victoire, et Yaël s'écroula face contre terre au bout de quelques minutes. L'image qu'il emporta dans la tombe fut celle d'une jeune femme aux longs cheveux bruns et au visage anxieux, le regardant sombrer en se mordant la lèvre. Durant tout le combat, Athoris s'était demandé celui qu'elle préfèrerait voir gagner. Elle avait fait le choix de laisser le destin choisir l'homme qu'elle accompagnerait, et elle craignait maintenant les conséquences que cela aurait. Mais c'était trop tard pour reculer, le sang avait coulé, et Yaël était mort.
Titubant, le vainqueur pointa son couteau vers elle :

- Traîtresse.
- Ne t'avise pas de pointer ce truc dans ma direction, répondit-elle sur un air de défi. Vues la qualité de ta prestation et la fatigue accumulée, nul doute que j'aurai le dessus sur toi. Et pour trahir, il faut donner sa parole, conclut-elle en avançant en direction de la forêt.
- Mais pourquoi ? demanda-t-il. Tu estimais qu'il ne méritait pas son sort ? Tu préférais lui laisser la possibilité de se venger, au risque qu'il me tue ?
- "La liberté de faire ce que l'on veut, quand on le veut, et où l'on veut", ce n'est pas ce que tu m'as dit ? Tu as essayé de me forcer la main, voici ma réponse.

Le jeune homme resta interdit quelques instants, puis décida finalement de rengainer son couteau. Alors qu'il trottinait pour la rattraper, elle entendit très clairement un "Va au diable" qui lui arracha un petit rire. Elle s'arrêta :

- Tu ne m'as pas donné ton nom.
- Tzunai.
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Zac

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MessageSujet: Re: Les Oubliés des Enfers   Les Oubliés des Enfers Icon_minitimeSam 28 Aoû - 21:30

Sybilline


- Combien de temps tu dis ?
- Je ne sais pas trop à vrai dire. Ce qui est sûr, c’est qu’on n’est pas arrivés.

Cela faisait déjà trois jours qu’ils avaient quitté la Cité où Athoris avait vécu toute sa vie. Au début ils avaient marché sur des chemins balisés mais plus ils avaient avancés et moins le chemin à suivre avait été clair. Là, le soleil se couchait sur une journée passée à enjamber des buissons, à écarter des branches, et à s’écorcher dans des ronces.

- On aurait du contourner la forêt, je te l’ai dit dès le début, ronchonna Athoris alors qu’elle se battait pour démêler ses longs cheveux d’une branche qui les avait accrochés.
- On aurait doublé notre temps de trajet, au bas mot. Qui s'élève déjà à plusieurs semaines.
- Mais comment es-tu sûr que cette Cité de Bratak existe si elle est si loin ?
- Bark’Tak. Je l’ai lu dans un livre, il y avait aussi une carte approximative de la région, c’est pour ça que je sais qu’on est sur la bonne route.
- Sur le bon sentier pommé en plein cœur de la forêt.
- Sur le bon sentier pommé en plein cœur de la forêt, admit Tzunai.
- Et on y fait quoi dans ta Cité ?
- On se bat dans des arènes. Toute la Cité est organisée autour de ça, tous les jours des milliers de gladiateurs partent au combat, font jaillir le sang, versent le leur, meurent, et reviennent le lendemain.

Athoris haussa un sourcil :

- Ils meurent ?
- Oui. Etonnamment, les gladiateurs là-bas ne meurent jamais réellement. Le livre n'expliquait pas vraiment ce phénomène, il faudra qu’on découvre la réponse à ce mystère nous-mêmes.
- Et bien ça promet.

Ils marchèrent encore en silence pendant quelques minutes, jusqu'à ce qu'ils arrivent à une clairière qu'Athoris jugea acceptable pour passer la nuit. D’un haussement d’épaule, Tzunai fit comprendre que cela lui était indifférent, et partit chercher du bois pour faire le feu. Une fois qu’ils furent en train de manger un lapin qu’avait capturé par la jeune femme, cette dernière posa la question qui lui brûlait les lèvres depuis qu’elle avait décidé de le suivre :

- Qui es-tu en réalité ? Un humain ou un démon ? Quel est cet être qui habite ton corps ?
- Je suis humain. Cet… être est juste le résultat d’une ‘expérience’ qui a mal tournée.
- Quel genre d’expérience ?
- Je te trouve bien curieuse…
- J’aime savoir qui je côtoie. Je croyais que tu me faisais confiance.
- Là n’est pas la question. Cela ne te concerne en rien.
- Bien sûr que si. Et s’il prenait le contrôle de ton corps ? Et s’il m’attaquait pendant mon sommeil ?
- Il n’en fera rien, et cette fois-ci ce sera à toi de me faire confiance, répondit Tzunai en s’allongeant, closant ainsi la conversation.

Athoris n’en avait pas appris autant qu’elle l’aurait voulue, mais savait pertinemment qu’il était inutile d’insister, elle n’en saurait pas plus ce soir. Aussi, elle se tut et contempla en silence le feu pendant que son compagnon dormait, l’oreille aux aguets. Malheureusement pour elle, parmi toutes les créatures capables de se déplacer en silence dans les bois, les meilleurs étaient les Elfes ; elle l’apprit à ses dépens quand elle vit trois flèches se pointer d’un coup en sa direction et trois autres dans celle de Tzunai.

- Levez-vous ! ordonna une voix dans son dos. Lentement.

Elle s’exécuta pendant que le jeune homme se faisait réveiller à coups de pieds. Ce dernier – qui avait en réalité été réveillé par l’injonction de l’Elfe – ouvrit les yeux instantanément et donna un féroce coup de couteau dans la jambe la plus proche, et en transperça le mollet. Son propriétaire se recula vivement dans un cri de douleur alors que déjà Tzunai se jetait sur un deuxième Elfe. Athoris profita de la confusion pour attraper elle aussi son arme et donna un coup en aveugle derrière elle en se retournant, espérant blesser celui qui dirigeait la troupe. Elle ne réussit qu’à entailler la chair d’un autre Elfe avant de s’évanouir d’un violent coup porté à sa tempe.

A son réveil elle était ligotée dos à dos avec Tzunai, ce dernier étant en pleine conversation avec un Elfe :

- Encore une fois : que faites-vous dans cette forêt ?
- Je ne vois pas ce que vous ne comprenez pas dans « détachez-moi ou vous le regretterez ». Il n’y a pas que vos longues oreilles qui vous rapprochent des ânes à ce que je vois.

Elle sentit un choc, et comprit que le jeune homme venait de recevoir un coup de poing.

- La provocation ne vous mènera nulle part, si ce n’est à une manière plus douloureuse de nous avouer la vérité.
- C’est marrant, j’allais vous dire la même chose. A la différence près que vous aurez beau m’avouer tous les détails de votre misérable vie de serviteur des fougères, je continuerai à vous torturer. Par vengeance. Faites comme bon vous semble, vous êtes de toute façon déjà condamné.

L’Elfe ricana.

- Je vous trouve bien fier pour un homme que je tiens à ma merci. Vous savez qui je suis ? Je suis Elrun, et je dirige toute l’armée Elfe de cette forêt.
- Ce n’est pas pour ça que vous me tenez à votre merci.
- Bon, ça suffit. Je reviendrai vous voir plus tard, quand vous aurez compris que vous avez davantage intérêt à me baiser les pieds qu’à essayer de me les mordiller, ragea-t-il.

Sans attendre la réponse de Tzunai, il s’en alla à grands pas, non sans avoir laissé une dernière recommandation à l’Elfe en faction près des prisonniers :

- Elwin ! Va dire à ta sœur de te remplacer.

Le susnommé était un Elfe bien bâti aux cheveux d’or, et dont le regard perçant rappelait celui d’un faucon. Il portait à la ceinture une épée dont la garde et le fourreau étaient finement ouvragés. Il eut un sourire mauvais :

- Bien, père. Je vais la chercher. Préparez-vous à passer un sale quart d’heure, ajouta-t-il à destination des prisonniers.

Aussitôt, il partit en direction du campement, laissant Athoris et Tzunai tout seuls.

- Je ne suis pas certain que se foutre de lui était la meilleure chose à faire, dit Athoris.
- C’est cela, la liberté, répartit Tzunai. Faire ce que l’on veut, dans n’importe quelle situation. Tu as peur ?
- Ils sont nombreux.
- Ce ne sont que des Elfes.
- Tu en as déjà croisé ?
- Non, jamais.
- Evidemment, sinon il ne serait plus là pour en parler, fit une voix près d’eux.

Les captifs tournèrent la tête vers celle qui venait de parler. C’était une Elfe, sans le moindre doute, mais ses cheveux étaient rouges comme la braise. Tous ceux qu’ils avaient croisés jusqu’à présent avaient les cheveux d’un blond tirant un peu vers le roux, mais c’était la première qu’ils voyaient qui n’avait pas une once d’or dans sa chevelure.

- Ton père a couché avec une Naine, pour que tu aies de tels cheveux ? demanda Tzunai.

Athoris entendit aussitôt un cri de douleur émanant de son compagnon.

- Désolée pour ton pied, il s’est malencontreusement trouvé sur la trajectoire de ma lame. Ne bouge pas, je vais la sortir de là.

Un deuxième cri de douleur se fit entendre.

- Voilà. Encore navrée, j’espère que cela n’arrivera plus. J’ai peur que tu ne puisses plus marcher pendant quelques semaines, ça a l’air assez sérieux.
- Ne t’en fais pas, articula péniblement Tzunai. Dans quelques heures je courrai comme un cabri hors du camp.

L’Elfe eut un rire franc :

- J’aime ton optimisme. J’ai hâte de voir cela.
- Si je comprends bien, c’est toi qui est chargée d’interroger les détenus « récalcitrants », c’est bien ça ? demanda Athoris.
- On peut dire ça comme ça, répondit-elle en regardant maintenant la jeune femme. Tu es qui, toi ?
- Si je répondais aussi facilement, tu n’aurais rien à faire ici, n’est-ce pas ? dit-elle avec un sourire.
- Ah, tu es aussi têtue que ton partenaire alors. Parfait, ce n’en sera que plus drôle.

Sur ces paroles, elle s’assit sur un rocher à proximité, et entreprit tranquillement d’affûter la longue lame de son arme, un no-dachi.
Après quelques minutes de silence, Athoris reprit :

- J’ai toujours cru que les Elfes étaient blonds et qu’ils se battaient avec des arcs et des flèches.
- Je ne suis peut-être pas une Elfe, qui sait.
- Tu es la fille du chef de votre campement, qui lui a tout de l’Elfe, des oreilles pointues à l’arrogance maladive. Il lui manquait seulement le collier de marguerites, dit Tzunai.
- Il ne le met que pour les grandes occasions, répondit l’Elfe. Sur le reste, vous avez parfaitement raison.
- Tu ne défends pas ton patriarche ? s’étonna Athoris.
- Ce serait bien la première fois. Il n’a jamais réussi à accepter que je sois sa fille. Tout en moi lui déplaît, de ma couleur naturelle de cheveux à mon goût irrationnel pour le sang. Son affection paternelle se résume aujourd’hui à me laisser jouer avec les captifs dont la tête ne lui revient pas, afin qu’ils soient plus dociles quelques jours plus tard… s’ils sont encore en vie.
- Je vois. Tu comptes essayer de nous tuer ? demanda Tzunai.
- Je n’essaie jamais de tuer les captifs que l’on me donne. Ce sont eux qui succombent à leurs blessures plus tôt que je ne l’aurais souhaité. Heureusement, ça m’arrive de moins en moins souvent.
- Et qu’est-ce que tu attends pour commencer ? s’enquit la jeune femme.
- Que vous ayez eu le temps d’espérer le retour de mon père. Jusqu’à la dernière seconde, je veux vous voir guetter le salut. Qui n’arrivera pas bien sûr, vous le savez déjà. Mais vous espérerez quand même, parce que ce sera votre dernière chance de sortir d’ici en un seul morceau.
- Très bien, à plus tard alors, dit Tzunai.
- A plus tard… répondit l’Elfe, qui se remit à affûter silencieusement son no-dachi.

Deux heures environ passèrent ainsi, sans que rien ne bouge, ou presque : de temps à autres, un Elfe jetait un œil dans leur direction, pour s’assurer qu’ils étaient toujours là, et en vie. La plupart posait sur eux un regard navré, comme s’il les plaignait. Ils faisaient généralement une légère grimace quand ils voyaient l’Elfe à côté, qui semblait toujours absorbée par sa lame. Une fois seulement, le silence fut brisé, quand Athoris interrogea discrètement Tzunai sur son état de santé, et que ce dernier la rassura.
Finalement la nuit se fit plus noire que jamais, et bientôt il fut difficile aux captifs de distinguer la silhouette de leur futur tortionnaire. C’est alors que la jeune femme sentit son compagnon s’agiter dans son dos.

- J’essaie de retirer mes gants, chuchota-t-il.
- Je vais t’aider, répondit-elle en cherchant à l’aveugle les mains du jeune homme.
- Surtout pas, tu risquerais de te brûler, dit Tzunai.

Athoris en fut surprise, mais consentit néanmoins à le laisser se débrouiller tout seul.

- Fais vite, alors ! le conjura-t-elle.

Après quelques minutes, elle sentit une forte chaleur dans son dos.

- Qu’est-ce qu’il se passe ? chuchota-t-elle.
- Je nous libère, ne bouge pas.

Et en effet, elle put rapidement se défaire de ses liens, silencieusement.

- Il faut qu’on la mette hors d’état de nuire, murmura Athoris en faisant un bref signe de tête vers l’endroit où se trouvait l’Elfe.
- Ce sera difficile. Vous semblez oublier que ceux de mon peuple ont l’ouïe et la vue très développés. Je suis néanmoins impressionnée par votre prouesse, chuchota l’Elfe.

Les deux captifs s’immobilisèrent, dans l’attente d’un mouvement de sa part. Ils n’osaient pas se jeter sur elle, parce qu’elle les verrait facilement arriver, et elle aurait donc sans doute peu de difficultés à les mettre tous deux hors d’état de nuire. Après plusieurs secondes, l’Elfe reprit :

- Si vous voulez sortir d'ici vivants, vous allez m'écouter. J'ai une offre à vous faire : il se trouve que je mûris depuis longtemps un plan pour me venger de mes pires ennemis. Pour cela, il me faut des partenaires, malheureusement je n'en ai pas encore trouvés qui soient à même de remplir ce rôle. Vu que vous m'avez l'air un peu plus dégourdis que la moyenne des crétins qui se sont trouvés à votre place, je pense que vous pouvez m'aider.
- Et on aura quoi en échange ?
- La vie sauve, et ce sera déjà très bien vue votre situation.
- Que peut-on faire de plus que les gens de ta race contre vos pires ennemis ? Tu penses qu'on tue des Orcs à main nue ? railla Athoris.
- Qui vous parle des Orcs ? Non, je souhaite me venger des Elfes.

L'annonce stupéfia les deux prisonniers, qui mirent un certain temps à répondre :

- … C’est un piège ?
- Oui, mais pas contre vous. Vous marchez, ou je tranche la fille en deux ?
- Tu n’aurais pas pu nous faire plus plaisir. On marche, répondit finalement Tzunai.
- Courez, plutôt.

Sur ces paroles, elle partit à grandes enjambées hors du camp, suivie de près par les deux anciens prisonniers. Après plusieurs minutes de course effrénée au milieu des branchages, elle se retourna soudainement et plaqua Tzunai contre un arbre. Aussitôt, Athoris se rua sur elle mais cette dernière sortit son no-dachi avec sa main libre et trancha l’air dans son dos pour tenir la jeune femme à bonne distance. Alors qu’elle allait réattaquer, Tzunai lui fit signe de ne rien faire, et de laisser l’Elfe aller jusqu’au bout de son action. Les deux protagonistes se regardèrent droit dans les yeux pendant quelques instants, jusqu’à ce que l’Elfe brise le silence :

- Tu viens de courir plusieurs centaines de mètres sans difficulté, alors que je t’ai transpercé le pied de ma lame il y a à peine quelques heures. Tu t’es libéré de tes liens aussi facilement que s’ils avaient été noués par un Nain de dix ans. Qui es-tu ?
- Mes mains consument tout ce qu’elles touchent, à l’exception de mes gants qui sont protégés magiquement ; et je guéris rapidement de toute blessure. C’est tout ce que tu as besoin de savoir.
- Cela ne répond pas entièrement à ma question : qui es-tu ? Dois-je m’attendre à d’autres… surprises ?
- Peut-être.
- Je suppose que tu es aussi immortel ?
- Non, mais ce n’est pas pour ça que tu réussiras à me tuer.

C’est le moment que choisit Athoris pour abattre avec force sur la tête de l’Elfe une branche ramassée à ses pieds. Cette dernière s’effondra sans un cri.

- Je la trouve de meilleure compagnie inconsciente, s’expliqua Athoris alors qu’elle entreprenait de lui ligoter les mains et les pieds avec les cordes qui avaient précédemment servies à lui enserrer ses propres poignets.
- Tu as raison, répondit Tzunai en riant. Continuons à avancer en la portant à tour de rôle, nous verrons bien au lever du jour ce qu’il nous faudra en faire.

La jeune femme prit donc l’Elfe sur son épaule droite et continua sa marche, suivie par son compagnon qui pouvait ainsi surveiller que leur prisonnière ne montrait pas des signes de réveil. Elle marcha ainsi pendant une petite heure, avant de demander à Tzunai d’échanger leurs rôles, ce qui fut fait. Ils se relayèrent encore deux ou trois fois, jusqu’à ce que l’Elfe commence à remuer légèrement.

- Elle va se réveiller, commenta Tzunai qui la portait à ce moment là.

Il la laissa tomber au pied d’un arbre, et s’assit en tailleur face à elle, aux côtés d’Athoris, attendant qu’elle ouvre les yeux.

- On exige une rançon pour la rendre ? demanda la jeune femme.
- Hum, je crains que si ce qu’elle nous a dit est vrai, ses frères ne sautent sur l’occasion de s’en débarrasser en faisant échouer volontairement les négociations.
- En effet, ils essaieront sûrement de nous tuer tous les trois, enchaîna l’Elfe qui venait de reprendre ses esprits. Et maintenant, détachez-moi.
- Comment t’appelles-tu ? s’enquit Tzunai.
- Sybilline.
- Et tu comptes me réattaquer ?
- Tu ne m’en diras probablement pas plus, et nous sommes de toute façon dans la même galère. Aucun intérêt pour moi de vous tourner le dos. Note que je n’ai jamais eu l’intention de te tuer, c’était inutile de m’assommer.
- Oui, je m’en doutais, répondit Athoris. Mais ça me faisait plaisir.

Sybilline eut un rire franc, alors qu’Athoris se levait pour aller la détacher.

- Tu nous as dit tout à l’heure que tu avais un plan pour te venger, dit Tzunai. Quel est-il exactement ?
- Cela fait plusieurs semaines que des Orcs ont pris position à la lisière nord de la forêt. Ils veulent notre peau, mais ils savent qu’au milieu des arbres ils auront déjà du mal à seulement nous apercevoir. S’ils entrent, pas un d’entre eux n’en sortira vivant. Alors ils attendent qu’on sorte, ce qu’on ne fera évidemment pas. C’est con un Orc, ils ne se sont pas encore rendus compte qu’ils seront tous morts de vieillesse trois fois avant qu’un seul d’entre nous ne pointe le bout de son oreille.
- Donc tu veux forcer ton peuple à quitter la forêt…
- Ils ne le feraient pas même s’ils avaient le feu au cul. Ce qui ne manquerait pas de me réjouir, soit dit en passant. Non, je compte simplement indiquer aux Orcs l’emplacement de notre campement, ainsi que ceux des guetteurs. Avec ça en main, même des Nains seraient capables de nous tuer, c’est dire.
- Et pourquoi les Orcs te feraient-ils confiance ?
- C’est là que j’ai besoin de vous. Il faut que vous leur monnayiez l’information, que vous avez soit disant tirée d’une torture poussée sur ma personne.
- Et si nous monnayons l’information suffisamment chère, nous aurons le beurre, et l’argent du beurre… conclut Tzunai.
- Essaie seulement d’y ajouter le cul de la prisonnière et j’accroche tes bijoux de famille en haut d’un sapin, pour faire Noël, menaça l’Elfe dans un sourire.

Tzunai rougit légèrement, avant de reprendre :

- Si nous voulons mener le plan à bien il faut rapidement reprendre la route, autant nous dépêcher de trouver les Orcs, au cas où tes amis auraient l’idée de se déplacer.
- Bonne idée, fit Sybilline en repartant au petit trop, aussitôt suivie par Athoris et par Tzunai qui fermait la marche.

L’Elfe imposait un train plutôt rapide, et après une heure les deux jeunes gens commençaient à souffrir. Les jambes d’Athoris lui semblaient lourdes, ses pieds la faisaient souffrir, et sa respiration était de plus en plus hachée. Un rapide coup d’œil en arrière l’informa que son suiveur était lui aussi en difficulté. Pourtant, ils ne demandèrent pas de halte, trop conscients qu’il était primordial de mettre un maximum de distance entre eux et les Elfes. Finalement, une demi-heure plus tard la jeune femme ralentit son pas et s’adossa à un arbre proche.

- Je ne… peux plus… haleta-t-elle.
- On… s’arrête là, fit Tzunai en se laissant tomber au sol.

Sybilline décida de partir à la chasse en attendant qu’ils se remettent debout, activité qu’elle appréciait fortement. Après que le jeune homme se fut étonné de son absence d’arc, elle répondit qu’elle préférait la chasse au no-dachi, nettement plus distrayante. La technique était néanmoins fort simple : il suffisait de couper les pattes du cerf visé les unes après les autres, jusqu’à ce qu’il ne puisse physiquement plus s’enfuir. Là, il ne restait plus qu’à l’achever. Elle leur dit que la plupart de ses victimes avaient chuté après la perte de deux pattes, mais qu’une d’entre elles avait réussi elle ne savait comment à courir quelques mètres à cloche-patte après la perte de trois membres. Naturellement, ils ne la crurent pas, ce en quoi ils avaient probablement raison.

- Mais je croyais que les Elfes étaient trop attachés à la nature pour faire souffrir inutilement un animal, s’étonna Athoris.
- La nature ne nous a pas attendus pour être cruelle. Et je suis trop attachée à elle pour aller contre sa volonté, ironisa Sybilline avant de partir.
- Drôle de personnage, commenta la jeune femme une fois que l’Elfe se fût éloignée.
- Oui, je comprends que les gens de sa race la méprisent, elle n’est pas du genre à s’inquiéter du sort des musaraignes. Je crois que j’aimerais bien qu’elle poursuive son voyage à nos côtés. Ce serait une alliée de poids.
- Hum. J’ai peur qu’elle n’attende que l’occasion de nous planter sa lame chérie dans le dos.
- Possible. Mais je pense qu’elle sera contente d’avoir enfin des compagnons, des vrais, qui ne la jugent pas.

D’un léger acquiescement, Athoris fit comprendre que l’argument semblait lui aussi acceptable. Ils ne parlèrent plus jusqu’au retour de Sybilline, accompagnée d’un cerf maigrelet à qui il ne restait plus que trois pattes. Pendant qu’ils mangeaient, l’Elfe s’interrogea sur la raison de leur présence en forêt, sur l’endroit d’où ils venaient, ainsi que sur celui où ils allaient. Ils répondirent à toutes ces questions, mais sans pour autant entrer dans les détails. Toutefois, la Cité Eternelle de Bark’Tak fut mentionnée :

- Des combats à longueur de journée ? Comme c’est intéressant, fit l’Elfe. Ca me changera des parties de cache-cache avec les décérébrés verdâtres.
- Parce que tu comptes nous accompagner ? demanda Athoris. Je ne me souviens pas qu’on ait parlé de ça.
- Je n’ai pas besoin de votre accord pour m’amuser, répondit-elle, vexée.

La conversation prit fin ainsi, et ils reprirent aussitôt la route alors que l’aube se levait. La journée fut longue, aucun des fuyards n’ayant évidemment pu prendre de repos durant cette nuit agitée. La jeune humaine était une nouvelle fois la plus en difficulté, mais ses compagnons avaient eux aussi réduit leur rythme de course et elle parvint à les suivre. Ils firent quelques haltes rapides pour se reposer un peu, c’est au cours de l’une d’elle que Tzunai demanda :

- Que vont penser les Elfes quand ils verront que nous avons disparu, et toi avec ?
- Probablement que je vous ai aidé à vous enfuir. Ils lanceront des troupes à notre recherche, histoire de dire, mais mon père estimera en son for intérieur que c’est mieux comme ça, et mon frère racontera à qui voudra l’entendre qu’il aura trouvé mon corps sans vie à quelques milliers de pas du camp. Il y aura quelques jours de deuil, et tout repartira comme avant, avec un poids en moins. Quant à vous, vous serez recherchés pour m'avoir tué.
- Comment peux-tu en être si sûre ?
- Un jour où j’avais douze ans, je me suis perdue en forêt. Quand j’ai enfin retrouvé le campement, une semaine plus tard, tout le monde crut voir un fantôme. Personne ne voulut me dire ce qu’il s’était déroulé pendant mon absence, mais une parole après l’autre, j’ai pu reconstituer cette semaine. Maintenant je sais que le numéro de duettistes de mon père et de mon frère est bien rôdé.

Le jeune homme eut un grognement de compréhension.

- Nous ne sommes plus très loin du campement Orc, reprit Sybilline. Si nous avançons encore nous nous ferons repérer par leurs sentinelles.
- Alors arrêtons-nous ici pour ce soir, nous irons leur livrer des informations demain à l'aube. Après séance de torture, évidemment, ajouta Tzunai.
- J'ai hâte, répondit l'Elfe en s'asseyant pour prendre le premier tour de garde.

Le lendemain, Athoris et Tzunai partirent dans la direction indiquée par la femme à la chevelure de feu, après qu’elle leur ait patiemment expliqué où se trouvaient tous les postes avancés. Il ne leur fallut que peu de temps pour tomber sur une patrouille Orc, faisant ses exercices matinaux en lisière de la forêt. Il leur en fallut beaucoup plus pour les convaincre qu'ils n'étaient pas des espions Elfes aux oreilles rétrécies par magie. Finalement ils furent conduits en l'état de mi-prisonniers mi-invités auprès du sous-chef de l'armée, un Orc au teint violacé nommé Shoag.

- Vous dites savoir où se trouve ce putain de campement Elfe, c'est ça ? lança-t-il de but en blanc.
- Exactement. Et un tas d'or conséquent nous donnerait probablement envie de le divulguer.

C'était le jeune homme qui parlait. L'Orc reprit :

- Et qu’est-ce qui m’empêche de vous torturer pour récupérer l’information ? En supposant que je vous croie à votre histoire, bien sûr.

Athoris exhiba une mèche de cheveux rouge-sang qu’elle avait sortie de sa sacoche :

- Si vous avez déjà affronté les Elfes, alors vous devez savoir que ces cheveux appartiennent à la fille du chef de ce bataillon. Sybilline, précisa-t-elle en souriant.

Shoag eut un rictus mauvais.

- Enfin quelqu’un a eu raison de cette furie. Bien. Mais ça ne répond pas à ma question.

- En fait nous venons directement de leur campement. Ils nous avaient capturé, mais nous nous sommes enfui en prenant Sybilline en otage, c’est ainsi que nous savons non seulement où se trouve leur campement principal, mais aussi leurs postes avancés. Toutefois, celle-ci n’est pas morte, nous l’avons laissée ligotée et à demi-consciente.

Tzunai prit la suite :

- De plus, vous devinez aisément que notre fuite témoigne d’une habilité certaine. Si vous nous emprisonnez, vous prenez le risque de nous voir disparaître à nouveau et de perdre votre seule chance de venir un jour à bout de ces bouffeurs de salade.

Shoag réfléchit quelques instants, et ne répondit finalement que par un claquement de doigts en direction de l'un de ses guerriers. Il y eut quelques instants de doute sur la signification de ce geste, mais finalement ce dernier revint avec une carte sommaire des lieux.

- Je vous écoute, fit l'Orc.
- L'or d'abord. Un million de pièces, pas moins.
- Vous êtes gourmands pour des gens qui n'apportent pas la moindre garantie.
- On ne vous force pas la main. On peut aussi repartir maintenant, et vous commencez à raser la forêt pour trouver ces chères têtes blondes.
- Et vous perdriez plusieurs dizaines de milliers de pièces d'or ?
- Un million de pièces d'or, corrigea Tzunai. Nous aurions sur la conscience la mort de plus d'une centaine d'hommes, la moindre des choses serait de ne pas subir cela pour rien, vous ne croyez pas ? Je ne veux pas courir le risque de partir d'ici pauvre.
- Hum.

Shoag claqua à nouveau dans ses doigts. Un guerrier s'avança :

- Va me chercher deux cent cinquante mille pièces d'or.

En direction des deux jeunes gens :

- Vous aurez la même chose une fois que l’on aura démembré tous les Elfes. Et vous nous accompagnerez dans la forêt, comme ça si c’est un piège vous mourrez les premiers. C’est ma dernière offre.

Athoris se tourna vers son acolyte, qui lui ne détacha pas son regard de l’Orc.

- Nous acceptons, si vous nous laissez un peu de temps avec leur chef. Le temps qu’on le tue, et qu’on fasse deux-trois autre trucs…
- C’est d’accord. Alors indiquez-moi où se trouvent les campements. Nous lancerons l’assaut dans une heure. Une journée complète ne sera pas de trop pour tout raser.

Les jeunes gens s’exécutèrent puis sortirent de la tente. Ils firent une centaine de pas sans échanger un mot, avant de s’asseoir au pied d’un arbre légèrement à l’écart des individus à la peau verte.

- Juste avant que l’on ne parte ce matin, j’ai vu Sybilline s’enfoncer elle aussi dans la forêt. Tu sais où elle allait ?
- Elle prévoyait de pénétrer discrètement dans le campement pour récupérer ses affaires, ainsi que quelques objets de valeur qu’elle souhaitait soustraire aux griffes des Orcs.
- Elle risque de se faire massacrer par les Orcs quand ils arriveront, et nous avec pour avoir menti ! s’inquiéta Athoris.
- Nous dirons simplement qu’elle avait réussi à s’enfuir, ils nous prendront pour des incapables mais cela n’ira pas plus loin. Ils seront trop heureux d’être débarrassés de leurs ennemis. Et puis nous pouvons aussi la voir en premiers la sauver.
- Hum. Oui, sûrement.

Pendant ce temps, l’agitation était à son comble dans le rang des Orcs. Certains couraient en tout sens à la recherche de leurs armes, d’autres rameutaient les guerriers en manœuvre dans les environs, les hommes de commandement commençaient à donner leurs ordres aux chefs de troupes. Tous étaient excités par cette bataille qui scellerait le sort des combattants Elfes dans cette forêt, qui les ferait quitter cet endroit plein de verdure. Finalement un combattant Orc plus massif que ses congénères vint les chercher :

- Je m’appelle Kronghardd, et vous ne me lâcherez pas d’une semelle pendant toute la durée de l’opération. Sinon je vous embrocherai avec ceci, menaça-t-il en faisant rebondir une énorme fourche de guerre sur sa paume.
- Pas de soucis, répondit Tzunai d’un air qu’il voulait bravache.
- Je suis sûr qu’il n’y en aura pas, effectivement, répondit l’Orc en se retournant. Suivez-moi.

Aussitôt ils bondirent sur leurs pieds et s’élancèrent à sa poursuite.

La bataille se déroula bien, trop bien peut-être au goût des deux jeunes gens. Pris par surprise, aucun Elfe n’eut le temps d’opposer une véritable résistance, et leurs adversaires en profitèrent pour faire étalage de toute leur brutalité. Combien de mâchoires disloquées, de membres arrachés, d’yeux percés, de crânes brisés ? Ils n’auraient su le dire. Par deux fois ils durent s’arrêter pour rendre leur nourriture, sous les rires sonores de leur garde du corps. Ils parvinrent finalement au campement principal, où l’alerte n’avait pas été donnée. La résistance se fit un peu plus sentir, la fine fleur des combattants Elfes se trouvant là. Alors que les combats faisaient rage, Athoris et Tzunai cherchaient Sybilline des yeux depuis l’arrière des lignes Orcs :

- Je ne la vois pas. Et toi ?
- Non plus. Elle a dû s’enfuir à temps, répondit le jeune homme après quelques instants.
- Ou alors elle gît déjà quelque part…
- Hum… On ne peut pas la chercher maintenant de toute façon, viens il faut qu’on rappelle à Shoag son engagement de nous laisser Elrun. Kronghardd est parti combattre de toute façon, on est libres de nos mouvements.
- Tu comptes en faire quoi d’Elrun exactement ?
- Le faire souffrir un peu je pense, fit-il en haussant les épaules. Honorer ma parole quoi.
- J’ai vu suffisamment d’horreurs pour aujourd’hui, je t’attendrai dehors.
- Comme tu veux.

Elle s’assit donc en tailleur pendant que Tzunai allait parler à Shoag, qui s’approchait justement de la tente de commandement avec quelques guerriers. Soudain, une dizaine de combattants en sortirent, l’arme au poing. L’un d’entre eux, c’était Elwin, reconnut leur prisonnier de la veille et courut dans sa direction. Instinctivement Athoris se leva, mais elle était bien trop loin pour faire quelque chose. Le jeune homme tenta d’esquiver le coup en se mettant de profil mais il fut trop lent et la lame pénétra dans son abdomen. Son amie étouffa un cri alors qu’il tombait au sol. Elwin quant à lui récupéra son arme et commença à croiser le fer contre un Orc. Mais alors qu’il prenait l’avantage, il s’effondra inexplicablement. C’est alors que tous virent le couteau planté à l’arrière de son genou, couteau sur lequel Tzunai tira pour le récupérer. Ce dernier se releva alors, et attrapant sans ménagement son adversaire par la chevelure, il lui tira la tête en arrière et l’égorgea. Le combat dura encore le temps que le cœur d’Athoris batte la chamade une bonne vingtaine de fois, puis le dernier Elfe eut son crâne fracassé et un cri de victoire retentit dans tout le campement. Seul restait le chef, que deux Orcs avaient désarmé et ligoté. Le jeune homme alla alors voir Shoag, qui ordonna d’un claquement de doigt à ses guerriers de le remettre dans la tente et d’en sortir. Tzunai entra alors que l’Orc donnait l’ordre à ses troupes d’encercler la tente, au cas où. Dans le reste du campement les autres pillaient déjà les objets de valeur sur le cadavre de leurs ennemis, et écrasaient les quelques têtes qui ne l’avaient pas encore été.

Athoris s’était rapprochée de la tente, et attendait maintenant que quelqu’un en sorte. Cela se produisit au bout d’une dizaine de minutes. Mais alors qu’elle attendait Tzunai, ou même Elrun – même si cela aurait été de mauvais augure – ce fut Sybilline qui sortit… immédiatement suivie par Tzunai la tenait en respect avec son couteau.

- Elle était dans la tente ? s’étonna Shoag.
- Oui, elle était ligotée. Je crois qu’elle a essayé de les prévenir mais que son père a cru à une trahison. Elle n’était pas très appréciée ici non plus.
- Bien. Son père est mort ?
- Oui. Et elle est ma prisonnière.
- Si le cœur t’en dit… mais attache-la plus solidement que la première fois, lâcha-t-il en lui tournant le dos.

Alors que l’armée Orc se remettait en marche en direction de leurs fortifications, Athoris rejoignit ses compagnons :

- Que s’est-il passé là-dedans ?
- Elle est entrée dans la tente par l’arrière, à peu près en même temps que moi. Nous nous sommes dit que c’était le meilleur moyen de sortir de la sortir d’ici vivante.
- Et entre votre entrée et votre sortie… ?
- Crois-moi, tu préfères ne pas le savoir, répondit Sybilline. Tzunai a donné quelques coups pour attendrir la chair, mais c’est moi qui me suis occupé de tout…

Tzunai hocha la tête d’un air grave. Un bref instant, Athoris se demanda si lui aussi aurait préféré ne pas le savoir…
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